11-13 juin 2026 Nantes (France)

Argumentaire du congrès

Les rapports entre la Théorie critique issue de l’École de Francfort et Max Scheler (1874-1928) sont multiples et complexes. D’un point de vue historique, l’École de Francfort a commencé par reconnaître l’importance du renouveau philosophique accompli par Scheler (Horkheimer 1928). Les développements de celui-ci sur la psychologie, sur la phénoménologie et sur la Lebensphilosophie ont été amplement discutés par Max Horkheimer et Theodor W. Adorno dans les années 1920-1930. L’École de Francfort — possiblement en partie sous l’impulsion de Siegfried Kracauer (Kracauer 1921 ; Agard 2006, 146-148) — a ensuite progressivement pris ses distances d’avec le philosophe, au moyen d’énoncés provocateurs tels que celui d’Adorno : « Scheler : Le boudoir dans la philosophie » (Adorno 1951, 253). Toutefois, d’un point de vue systématique, l’influence de Scheler sur la Théorie critique est constante, si souterraine et si peu étudiée soit-elle (exception faite des travaux pionniers de G. Raulet sur la question : voir Raulet 2020). 

L’École de Francfort classique partage avec Scheler son thème central : la critique des sociétés modernes, notamment sous l’angle de la domination exercée sur la nature extérieure et intérieure. En témoigne une lettre de Horkheimer à Pollock du 27 avril 1941, expliquant la « Disposition » d'un livre en projet, qui sera la Dialectique de la raison : « La science est indissolublement liée à la maîtrise de la nature. Donner la dialectique de la maîtrise de la nature sera l’une des tâches principales et nous nous garderons bien de tomber dans des trajectoires schelériennes » (Horkheimer 1996, 25). C’est notamment cette ambivalence caractéristique – entre une reprise des sujets d’étude schelériens et une prise de distance à l’égard de sa manière de les traiter – qui mérite d’être examinée en profondeur. Ce sont ainsi, entre autres, les textes de Scheler sur l’esprit du capitalisme (Scheler 1972) qui constituent « le chaînon manquant entre Max Weber et les thèmes caractéristiques de l’École de Francfort » (Haber 2016). Celle-ci s’emploie en effet à fondre la critique marxiste du capitalisme dans une contestation générale de la « modernité » — d’une modernité qui s’est enfermée dans une « rationalité instrumentale » de plus en plus brutale à mesure qu’elle prenait de l’assurance (Adorno et Horkheimer 1944 ; Agard 2024).

L’influence de Scheler sur l’École de Francfort se manifeste également par la suite. Dans La Technique et la science comme « idéologie », Jürgen Habermas réinvestit la distinction entre savoir de domination, savoir de culture et savoir de salut (Habermas 1968), sans toutefois indiquer qu’elle provient de la sociologie schelérienne de la connaissance (Scheler 1926). Dans La Lutte pour la reconnaissance d’Axel Honneth (Honneth 1992) figure une référence très positive à la distinction schelérienne entre communauté, société et personne commune (voir Schloßberger 2005). Récemment, Rahel Jaeggi a repris les analyses schelériennes sur le ressentiment en présentant ce dernier comme l’un des modes de la régression (Jaeggi 2022).

Il n’en reste pas moins que presque tous les travaux de l’École de Francfort classique et récente se situent dans un rapport de tension avec la philosophie sociale de Scheler : d’une part, en raison de leur refus de toute spéculation métaphysique ; d’autre part, parce qu’ils sont redevables au paradigme fondateur de la critique négative. La Théorie critique reste en effet très prudente quant aux énoncés positifs sur l’être humain, qu’ils soient anthropologiques ou phénoménologiques (« il appartient à l’essence de l’homme d’avoir un corps-de-chair », « la vie humaine se réalise dans des formes de participation affective », etc.). À cet égard, la théorie de la résonance élaborée par Hartmut Rosa, qui s’appuie sur des hypothèses phénoménologiques empruntées à Merleau-Ponty mais qu’on peut déjà repérer chez Scheler (Rosa 2016), fait figure d’exception et pourrait renouveler le dialogue entre la phénoménologie et la Théorie critique. On peut se demander si ce que Rosa appelle résonance n’est pas synonyme ou proche de ce que Scheler analyse sous le titre de sympathie ; à tout le moins, la distinction phénoménologique de différentes formes de sympathie pourrait éclairer la polysémie du concept de résonance chez Rosa (Krebs 2021, 132). Enfin, partageant le terrain d’études de la philosophie sociale, la Théorie critique et l’anthropologie phénoménologique issue de Scheler (et de Plessner) peuvent se féconder, s’enrichir, s’infléchir mutuellement.

Ce colloque a pour objectif d’explorer, de la façon la plus systématique et la plus large possible, les rapports entre la pensée de Scheler et la Théorie critique, autour des axes suivants (liste non exhaustive) :

  1. Relations historiques et institutionnelles (voir Coomann 2021). L’Institut de recherche sociale créé en février 1923 à Francfort avait son « double » dans l’Institut créé en 1919 à Cologne, où étaient représentés les courants de la psychologie sociale et de la sociologie de la connaissance (avec Leopold von Wiese et Scheler). En 1928, Scheler fut appelé Francfort sur la chaire précédemment occupée par Hans Cornelius, qui avait dirigé les thèses de doctorat de Horkheimer aussi bien que d’Adorno. La thèse d’habilitation d’Adorno fut finalement dirigée non par Scheler mais par Paul Tillich, qui succéda à Scheler après la mort précoce de ce dernier. Dans plusieurs textes des années 1920 et 1930, Horkheimer rend des hommages appuyés à l’œuvre de Scheler.

  2. Relations thématiques : Critique de la modernité. Sous-axe 1 : Critique de la rationalité instrumentale / du savoir de domination. Critique de la domination de la nature externe et interne. Rapport à la psychanalyse. Sous-axe 2 : Critique des rapports sociaux d’exploitation : exploitation et domination des humains entre eux dans la Théorie critique, auto-exploitation chez Scheler. Statut et valeur du travail dans la société moderne. Sous-axe 3 : Phénoménologie schelérienne versus « critique immanente ». Rapport à la métaphysique ; définitions contrastées de la distinction entre le descriptif et le normatif. Sous-axe 4 : Anthropologie philosophique et Théorie critique (voir Breuer 2016, notamment le chap. 3 „Anthropologie 3.0“, 97 sqq. ; Fischer 2017, qui souligne les différences, et Thies 2018, qui fait ressortir les similitudes). Voir notamment la discussion critique de l’anthropologie philosophique schelérienne par Horkheimer (Horkheimer 1930, 1935) et par Adorno (voir les trois derniers textes contenus dans Adorno 2003). Pour une réhabilitation de l’anthropologie philosophique notamment schelérienne, voir Ebke et al. 2017 ; Schloßberger 2019 ; Raulet 2020.

  3. Postérité conceptuelle. Sous-axe 1 : Ressentiment et reconnaissance (voir par ex. Guénard 2012). Sous-axe 2 : Rapport à Scheler des différentes générations et moments de l’École de Francfort : a) ces rapports sont-ils d’égale importance pour l’École récente et pour l’École classique ? b) sont-ils semblables au sens où ils engagent les mêmes thèmes et les mêmes concepts ? Sous-axe 3 : Usages critiques de la phénoménologie schelérienne dans différents contextes culturels (hors École de Francfort).

     

    Références

    Adorno, Theodor W. (1951): Minima Moralia. Frankfurt am Main: Suhrkamp.

    Adorno, Theodor W., & Horkheimer, Max (1944): Dialektik der Aufklärung. Frankfurt am Main: Suhrkamp, 2003.

    Adorno, Theodor W. (2003) : Philosophische Frühschriften. Frankfurt am Main: Suhrkamp, 2003.

    Agard, Olivier (2006): Les éléments d’autobiographie intellectuelle dans HistoryIn: Despoix, P., Schöttler, P., & Perivolaropoulou, N.: Siegfried Kracauer penseur de l’histoire, Laval : Les Presses de l’Université Laval, 141-163.

    Agard, Olivier (2024): La critique de l’Aufklärung dans la première théorie critique : l’exemple de Marcuse et de Horkheimer. In: Baumann, S., Maillet, M.-A. (eds.): Aufklärung – Hegel – Vormärz: Reisen in die IdeengeschichteBaden BadenVerlag Karl Alber, 411-428.

    Breuer, Stefan (2016): Kritische Theorie. Tübingen: Mohr Siebeck.

    Coomann Nicholas (2021): Philosophische Anthropologie in Frankfurt. Zur Kritik anthropologischer Wesensbestimmungen bei Max Scheler und Max Horkheimer. In: Bajohr, H., Edinger, S.: Negative Anthropologie. Ideengeschichte und Systematik einer unausgeschöpften Denkfigur. Berlin: De Gruyter, 191-213.

    Ebke, Thomas et al. (2017): Mensch und Gesellschaft zwischen Natur und Geschichte. Zum Verhältnis von Philosophischer Anthropologie und Kritischer Theorie. Berlin: De Gruyter.

    Fischer, Joachim (2017): Kritische Theorie der Gesellschaft versus Philosophische Anthropologie der Moderne. Alternative Paradigmen aus dem 20. JahrhundertIn : Ebke, Thomas et al.Mensch und Gesellschaft zwischen Natur und GeschichteBerlin: De Gruyter, 3-28.

    Guénard, Florent (2012): Ressentiment, envie et sens de la justice (Honneth, Rawls). In: Grandjean, A. & Guénard, F.: Le Ressentiment, passion socialeRennes: P.U.R., 167-182.

    Haber, Stéphane (2016): L’ancien esprit du capitalisme. La Vie des idées, 11 mars 2016. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/L-ancien-esprit-du-capitalisme

    Habermas, Jürgen (1968): Erkenntnis und Interesse. In: Technik und Wissenschaft als „Ideologie“. Frankfurt am Main: Suhrkamp, 146-167.

    Honneth, Axel (1992): Kampf um Anerkennung. Zur moralischen Grammatik sozialer Konflikte. Frankfurt am Main: Suhrkamp.

    Horkheimer, Max (1930): Anfänge der bürgerlichen Geschichtsphilosophie. In: Gesammelte Schriften. Bd. 2: Philosophische Frühschriften 1922-1932. Frankfurt am Main: S. Fischer, 1987, 177-268.

    Horkheimer, Max (1928): Max Scheler (1874–1928). In: Gesammelte Schriften. Bd. 11: Nachgelassene Schriften 1914–1931. Frankfurt am Main: S. Fischer, 1987, 145-157.

    Horkheimer, Max (1935): Bemerkungen zur philosophischen Anthropologie. In: Gesammelte Schriften. Bd. 3: Schriften 1931-1936. Frankfurt am Main: S. Fischer, 1988, 249-276.

    Horkheimer, Max: Gesammelte Schriften. Bd. 17: Briefwechsel 1941-1948Frankfurt am Main: S. Fischer, 1996.

    JaeggiRahel (2022): Modes of Regression: The Case of Ressentiment. Critical Times (5/3), 501-537.

    Kracauer, Siegfried (1921): Katholizismus und Relativismus. Zu Max Schelers Werk »Vom Ewigen im Menschen«. In: Werke, Bd. 5.1: Aufsätze 1915-1926. Berlin: Suhrkamp, 2011, 309-317.

    Krebs, Angelika (2021). Das Weltbild der Igel. Naturethik einmal anders. Basel: Schwabe.

    RauletGérard (2020): Das kritische Potential der philosophischen Anthropologie: Studien zum historischen und aktuellen Kontext. Nordhausen: Bautz.

    Rosa, Hartmut (2016): Resonanz. Eine Soziologie der Weltbeziehungen. Frankfurt am Main: Suhrkamp.

    Scheler, Max (1926): Probleme einer Soziologie des Wissens. In: Gesammelte Werk8. Die Wissensformen und die Gesellschaft. Bern: Francke, 1980, 15-190.

    Scheler, Max (1972): Der Bourgeois. Der Bourgeois und die religiösen Mächte. Die Zukunft des Kapitalismus. Drei Aufsätze zum Problem des kapitalistischen Geistes. In: Scheler, Max: Vom Umsturz der Werte. Gesammelte Werke Bd. 3. Bern: Francke, 341-395.

    Schloßberger, Matthias (2005): Die Erfahrung des Anderen. Gefühle im menschlichen Miteinander. Berlin: De Gruyter/Akademie-Verlag.

    Schloßberger, Matthias (2019): Phänomenologie der Normativität. Entwurf einer materialen Anthropologie im Anschluss an Max Scheler und Helmuth Plessner. Basel: Schwabe.

    Thies, Christian (2018): Frankfurter Schule und Philosophische Anthropologie – Ist eine Kernfusion möglich? In: Thies, C.: Philosophische Anthropologie auf neuen Wegen. Weilerswist: Velbrück, 161-183.

     

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